1 Cet article sâappuie en particulier sur les enquĂȘtes que nous avons pu mener en collaboration avec ... 2 Union politique diffĂ©rente donc des traitĂ©s strictement monĂ©taires entre la Belgique, la France, la ... 3 Voir lâanalyse que nous avons donnĂ©e de ces transformations pour lâAfrique subsaharienne au XIXe et ... 4 Le passage du cruzeiro au real au BrĂ©sil en 1994 couvrait un espace plus large, mais ne concernait ... 1Le passage Ă lâeuro quâont connu entre 1999 et 2002 les populations dâun grand nombre de pays dâEurope occidentale est une expĂ©rience Ă grande Ă©chelle de changement monĂ©taire, qui en tant que telle peut ĂȘtre reconnue comme un rĂ©vĂ©lateur de la complexitĂ© du fait social quâest la monnaie. LâopportunitĂ© de pouvoir en faire lâanalyse est aujourdâhui exceptionnelle1 dans la mesure oĂč aucune sociĂ©tĂ© nâa connu en ce domaine un changement de cette ampleur, dâun point quantitatif et qualitatif, en dehors dâespaces gĂ©ographiques beaucoup plus restreints et de contextes dâun changement explicitement politique fort on peut penser ici pour le XIXe siĂšcle aux multiples unifications dont lâAllemagne et lâItalie ont donnĂ© lâexemple2 ou aux dĂ©monĂ©tisations et remonĂ©tarisations induites par les colonisations europĂ©ennes en Afrique3, en AmĂ©rique, en Asie et dans le Pacifique ou de crise Ă©conomique profonde telle que lâhyperinflation les expĂ©riences du BrĂ©sil4 ou de lâArgentine, ou une conjonction des deux rĂ©volutions la crĂ©ation du franc Ă la fin du XVIIIe siĂšcle ou les changements ayant affectĂ© en Russie le rouble aprĂšs les bouleversements politiques de 1917, puis de 1990. 2Chacun est aujourdâhui parfaitement conscient quâun tel changement ne peut pas ĂȘtre interprĂ©tĂ© seulement comme le passage de la conduite Ă droite en SuĂšde, le remplacement de lâoka par le kilogramme en GrĂšce ou la comparaison des Ă©chelles des degrĂ©s de tempĂ©rature en Celsius et Farenheit. Autrement dit le passage Ă lâeuro nâest pas une simple modification de lâĂ©chelle des prix et une introduction de nouvelles piĂšces et billets, qui seraient comparables Ă ce que vit un touriste lorsquâil voyage dans un pays Ă©tranger, mĂȘme si dans sa vie pratique au quotidien les problĂšmes se posent Ă chacun dâabord sous cette forme. Pour apprĂ©hender ce qui peut apparaĂźtre comme un niveau supĂ©rieur, idĂ©ologique, culturel et politique, Ă savoir la disparition apparente de lâappartenance monĂ©taire nationale et donc dâun symbole dâappartenance, il nâest pas sĂ»r pour autant que les modĂšles hĂ©ritĂ©s du national Ă©tatisme du XIXe siĂšcle puissent ĂȘtre pertinents ; ce serait trop rapidement rĂ©duire ce changement et cette supposĂ©e perte Ă une fixation acceptĂ©e ou contrainte de la dimension nationale Ă un niveau supĂ©rieur de dĂ©cision et de choix collectifs. 3Toutefois, tous les sondages dâopinion ont montrĂ© un attentisme trĂšs fort des populations europĂ©ennes, qui faisait craindre pour les uns et espĂ©rer pour dâautres un rejet de la monnaie nouvelle ; et malgrĂ© depuis 1999 la dĂ©finition de lâeuro comme monnaie lĂ©gale de onze puis douze pays, rĂ©duisant florin, franc, mark, lire, peseta, drachme, etc., leurs anciennes monnaies nationales, Ă des subdivisions de lâeuro, et en dĂ©pit de ses usages scripturaux, particuliĂšrement sur les marchĂ©s financiers, le changement introduit par lâeuro est longtemps apparu Ă lâimmense majoritĂ© des EuropĂ©ens essentiellement virtuel. A lâautomne 2001, Ă quelques semaines de la disparition des anciennes monnaies nationales, rĂ©gnait une attitude attentiste dans des populations qui, toutes catĂ©gories confondues, se disaient on aura bien le temps de voir quand il sera là ». Quand les caissiĂšres dâhypermarchĂ© demandaient Ă un client si son chĂšque Ă©tait en euro ou en franc, il Ă©tait frĂ©quent que le client rĂ©ponde non, normal. En franc », ou bien non, en franc français », comme si lâeuro Ă©tait alors une monnaie Ă©trangĂšre. Les populations lâont ensuite, quand il est apparu sous forme de piĂšces et de billets, trĂšs rapidement intĂ©grĂ© comme nouveau moyen de paiement, en particulier parce que la monnaie est essentiellement pensĂ©e sous sa forme sonnante et trĂ©buchante » des piĂšces ou palpable des billets. 4A dĂ©faut de son usage lĂ©gal, lâeuro nâa donc pendant des mois pris corps quâĂ travers des dessins de journaux et de magazines et les mĂ©taphores personnifiantes la naissance de lâeuro, religieuses le passage, la conversion Ă , sportives les critĂšres de sĂ©lection pour entrer dans le club, etc. qui ont abondĂ© dans la presse et lui ont alors donnĂ© une rĂ©alitĂ© toute particuliĂšre. 5Sa forme tangible est apparue Ă la miâdĂ©cembre avec des sachets de piĂšces avec des variantes nationales car par exemple vendus en France et distribuĂ©s gratuitement Ă tous les NĂ©erlandais, sachets qui, sâils ont connu un succĂšs certain, nâont pas tous trouvĂ© preneurs ; puis massivement lâeuro a envahi tiroirsâcaisses et porteâmonnaie dĂ©but janvier sous forme Ă la fois des piĂšces et des billets, alors quâen tant quâunitĂ© de compte lâeuro existait depuis trois ans, sans que les populations aient dans leur immense majoritĂ© intĂ©grĂ© cette dimension. 6Pour comprendre ce changement dâunitĂ© monĂ©taire vĂ©cu, câestâĂ âdire subi ou dĂ©sirĂ©, par trois cent millions dâEuropĂ©ens et lâanalyser comme un fait social, la monnaie doit ĂȘtre comprise dans ses trois dimensions, Ă savoir un rapport Ă soiâmĂȘme, un rapport aux autres, et un rapport au collectif formant un tout qui dĂ©passe les individualitĂ©s des personnes et des groupes autrement dit la souverainetĂ© de la totalitĂ© sociale. 7Le lien monĂ©taire mobilise en effet des niveaux interdĂ©pendants celui de lâorganisation et du fonctionnement qui permettent les Ă©changes, celui de la solidaritĂ© et de la dynamique des rapports sociaux, et celui de lâintĂ©gration Ă toute collectivitĂ© Ă travers la reconnaissance et lâexpression dâune souverainetĂ© et dâune hiĂ©rarchie en valeurs Birouste, 1997 1. 5 Nous avons dĂ©veloppĂ© lâanalyse des modes de construction de la confiance dans La construction socia ... 8Câest Ă travers les trois dimensions interdĂ©pendantes du rapport Ă soi, aux autres et Ă la totalitĂ© sociale, que peut ĂȘtre saisi le mouvement de construction sociale de la confiance dans une monnaie et tout changement monĂ©taire induit un degrĂ© de mise en cause de la confiance dans lâinstitution monĂ©taire. Lâintroduction de lâeuro nâĂ©chappe pas Ă ce processus et Ă cette rĂšgle5. 9Le lien monĂ©taire est donc Ă la fois intime et individuel, quand la personne mentalise consciemment ou inconsciemment ses relations dâexistence en termes monĂ©taires, quand, comme le montre certaines Ă©tudes psychanalytiques, lâargent » fait corps avec la personne et est un Ă©lĂ©ment de son identitĂ© Anzieu, 1974. social Ă travers la fonctionnalitĂ© des Ă©changes et les relations de solidaritĂ© dâune part et les relations de souverainetĂ© impliquant lâEtat comme incarnation du collectif dâautre part. 10Ce qui est en jeu dans ces rapports Ă lâargent » interpellĂ©s par le passage Ă lâeuro ce ne sont pas les autres en tant quâagrĂ©gat dâindividus agissant selon une logique fondĂ©e sur le seul intĂ©rĂȘt personnel. Se trouve interpellĂ© lâinvisible du grand Autre faisant totalitĂ© sociale Aglietta, OrlĂ©an, 1998. Si lâargent est au cĆur tant de lâintime que du collectif et est un Ă©lĂ©ment essentiel des attachements de lâindividuel au collectif, rien dâĂ©tonnant que lâintroduction de lâeuro puisse ĂȘtre porteuse dâinquiĂ©tudes et de promesses, et de tensions contradictoires entre ce qui est espĂ©rĂ© ou redoutĂ©, chacun Ă©tant, par les contraintes de sa situation particuliĂšre et de son vĂ©cu immĂ©diat et passĂ©, porteur dâun degrĂ© diffĂ©rent dâinquiĂ©tudes et dâespoirs. Le moi, le rapport aux autres et le rapport au collectif sont interpellĂ©s par un changement monĂ©taire ; si la rĂ©ponse aux changements ne se fait que dans des dimensions fonctionnelles, qui constituent une part mais une part seulement du rapport Ă soi et du rapport aux autres, sans poser explicitement les questions du vivre ensemble et des rapports de souverainetĂ©, le vĂ©cu monĂ©taire au quotidien sera celui dâune incomplĂ©tude. 11Ce schĂ©ma Ă trois dimensions soi, les autres et le tout permet de comprendre les problĂšmes pratiques posĂ©s dans la transition monĂ©taire tant Ă travers leurs dĂ©terminations plus gĂ©nĂ©rales, en particulier politiques, que psychologiques et intimes. Le passage Ă lâeuro peut ĂȘtre notamment un moment dâinterrogations par les EuropĂ©ens sur leur rapport Ă la nationalitĂ©, Ă la citoyennetĂ© europĂ©enne nouvelle en Ă©mergence et aux rĂ©surgences de citoyennetĂ©s locales alors que les formes institutionnelles de subsidiaritĂ© des processus de prise de dĂ©cision sont en dĂ©bat. Toutefois, ce schĂ©ma permet aussi de ne pas uniformiser le changement et les rĂ©actions quâil provoque de façon Ă©vidente pour les uns mais masquĂ© pour dâautres et il permet de comprendre que ce mĂȘme Ă©vĂ©nement historique nâest pas vĂ©cu de la mĂȘme façon par tous ses acteurs actifs ou passifs, selon leur situation en termes dâitinĂ©raire de vie, dâĂąge, de sexe, de niveau dâĂ©ducation, de revenus, etc. et leur psychopathologie face Ă lâargent le plaisir ou la douleur de le retenir ou le dĂ©penser mais, auâdelĂ , face Ă lâavenir comme apprĂ©hension des risques et des changements euxâmĂȘmes. 12Nous partirons ici du macrocosme, la face politique de lâeuro, pour aboutir au microcosme, les relations intimes de chacun dans sa gestion du quotidien et dans son rapport aux autres Ă travers ses Ă©changes monĂ©taires. Toutefois, Ă chacun des niveaux que nous analysons notre dĂ©marche est essentiellement fondĂ©e sur une approche Ă microâĂ©chelle du changement. Il faut comprendre les reprĂ©sentations de la totalitĂ© monĂ©taire ou son absence, fixer le cadre gĂ©nĂ©ral de la souverainetĂ© monĂ©taire, pour interprĂ©ter gestes avec et paroles sur lâeuro, devenu en quelques heures pour certains, quelques jours pour dâautres, la monnaie de paiement, si ce nâest encore de compte, de tous les jours. 1. La face politique de lâeuro une vision confuse de lâEtat 6 Sur le concept dâinstitution monĂ©taire de la sociĂ©tĂ©, voir Servet, Maucourant, Tiran 1998. 13Comprendre la face politique de lâeuro nĂ©cessite dâabord dâaffirmer que ce fondement essentiel du fait monĂ©taire nâest pas aujourdâhui la face la plus visible de la monnaie nouvelle. Elle ne lâest pas notamment en raison des modes de communication choisis par les autoritĂ©s publiques sur le sujet gardons en mĂ©moire lâimage tĂ©lĂ©visĂ©e de ces gouvernants pour la plupart muets sur le sens politique de lâĂ©vĂ©nement mais se donnant en spectacle Ă faire leurs courses, qui dans une boulangerie, qui chez un fleuriste. Seuls les opposants souverainistes donnaient une dimension politique Ă lâĂ©vĂ©nement et devenaient en quelque sorte, but non recherchĂ© par eux, des promoteurs de la dimension europĂ©enne de lâeuro. Mais surtout, et la premiĂšre raison ici Ă©voquĂ©e en dĂ©pend, la dimension politique est peu lisible parce que lâidĂ©ologie dominante â au sens dâune logique culturelle des idĂ©es â inscrit le monĂ©taire et le financier dans le vaste ensemble des pratiques dites Ă©conomiques, supposĂ©es non seulement ĂȘtre autonomes des autres faits sociaux mais pour beaucoup apparaissant comme plus dĂ©terminantes et plus contraignantes. Toutefois, cette croyance Ă©conomiste ne peut faire Ă©chapper lâeuro et les monnaies modernes aux fondements sociaux et politiques de lâinstitution monĂ©taire des sociĂ©tĂ©s humaines6. Il convient alors dâinscrire ce changement de monnaie, et ce qui peut apparaĂźtre comme des imperfections dans la transition supposĂ©e du national au supranational, dans le processus contemporain de transformation de lâEtat par subsidiaritĂ©. Un Ă©lĂ©ment de la croyance monĂ©taire lâĂ©conomisme 14LâĂ©conomisme Ă©tant un Ă©lĂ©ment gĂ©nĂ©ral puissant de lâordre de lâinconscient monĂ©taire dans les cultures europĂ©ennes contemporaines, ses fauxâsemblants permettent de penser et de faire comme si la monnaie nâĂ©tait ou nâĂ©tait devenue quâun intermĂ©diaire des transactions Ă©conomiques et Ă©tait dâabord un instrument de paiement avant dâĂȘtre une unitĂ© de compte. 15Cette domination contemporaine de lâĂ©conomisme dans lâapprĂ©hension des faits monĂ©taires et financiers a facilitĂ© la transition des anciennes monnaies nationales Ă lâeuro. Contrairement aux anticipations des milieux dits souverainistes, les populations ont massivement raisonnĂ© essentiellement, non par rĂ©flexes immĂ©diatement politiques, mais sur la base des difficultĂ©s anticipĂ©es par eux dans la transition, et les autoritĂ©s publiques les ont fortement encouragĂ©es Ă le faire en leur proposant des solutions pratiques de cette nature. 16Ces faux-semblants Ă©conomistes et ces silences sur les choix de sociĂ©tĂ© ont permis dâĂ©chapper de façon frontale Ă lâanalyse politique des changements en cours dont lâeuro est Ă la fois un messager et un vĂ©hicule potentiel et ceci permet de comprendre lâattitude des populations europĂ©ennes qui, contrairement aux attentes de certains, ont massivement plĂ©biscitĂ© lâeuro en se dĂ©barrassant, dans des dĂ©lais beaucoup plus courts que ceux qui avaient Ă©tĂ© anticipĂ©s par les autoritĂ©s publiques, des moyens de paiement libellĂ©s dans les anciennes monnaies nationales, alors que le plus grand nombre ne raisonne encore quâavec des Ă©chelles de prix en anciennes monnaies nationales. Les dimensions nouvelles de lâEtat 17Doitâil exister une cohĂ©rence parfaite entre un niveau politique supposĂ© europĂ©en et lâĂ©mission des monnaies nouvelles en euro et par exemple la faiblesse de lâeuro sur les marchĂ©s internationaux entre 1999 et 2001 estâelle principalement due Ă la dĂ©faillance des institutions europĂ©ennes et Ă la faiblesse de lâintĂ©gration politique de lâUnion ? Autrement dit, y aâtâil doute par rapport Ă lâeuro et Ă sa valeur par rapport Ă la livre sterling, au dollar, au franc suisse ou au yen, parce quâil nây aurait pas dâEtat europĂ©en ? 18Pour rĂ©pondre Ă ces questions, dâun point de vue interne câestâĂ âdire des EuropĂ©ens, il est indispensable dâinterroger la nature de lâEtat aujourdâhui dans les sociĂ©tĂ©s dites occidentales. Du fait des principes actifs de subsidiaritĂ©, on constate une implosion de lâEtat traditionnel et de la force et de la cohĂ©sion publiques qui ne se situent plus seulement Ă un niveau national gouvernemental. Les champs dâintervention Ă©tatique sont redĂ©finis par le haut avec des niveaux supranationaux par exemple fĂ©dĂ©raux ou confĂ©dĂ©raux europĂ©ens, voire mondiaux pour ce qui est du traitement de certaines formes de dĂ©linquance Ă©conomique ou financiĂšre et de problĂšmes environnementaux et par le bas avec des niveaux rĂ©gionaux et locaux dans le cadre de la dĂ©centralisation. 19LâEtat au sens traditionnel du terme se trouve en quelque sorte Ă©clatĂ© entre ces diffĂ©rents niveaux et cela ne peut pas ne pas avoir de consĂ©quences pour ce qui est de la gestion monĂ©taire des monnaies nationales et dans lâĂ©mergence de formes de subsidiaritĂ© monĂ©taire Blanc, 2001. 7 Sur cette question, voir les analyses de Bruno ThĂ©ret, en particulier dans La monnaie souveraine. 20Ces interrogations rencontrent aussi la question de la dette sociale, autrement dit les craintes de la remise en cause de la protection sociale, nous y reviendrons, dans le cadre de ce que lâon dĂ©signe comme la construction europĂ©enne7. Les inquiĂ©tudes qui ont pu porter sur lâĂ©volution de la valeur de lâĂ©pargne voire des retraites en Allemagne ou aux PaysâBas, des prix par exemple en France, reprĂ©sentent aussi une inquiĂ©tude sur les garanties que les Etats sont capables de donner quant Ă lâavenir. AuâdelĂ de lâeuro ces questions sont posĂ©es et mĂȘme si un lien de causalitĂ© nâest pas directement Ă©tabli entre les diffĂ©rents phĂ©nomĂšnes, la conjoncture est pensĂ©e comme commune par lâensemble des EuropĂ©ens. 8 La pĂ©riode de fin dâannĂ©e est celle oĂč la quantitĂ© de piĂšces et de billets est la plus importante e ... 21Un autre problĂšme est liĂ© Ă la croyance dâun Etat dĂ©mocratique fondĂ© sur la reprĂ©sentation dâĂ©lus alors quâaujourdâhui un nombre croissant de questions sont traitĂ©es dans des commissions dâexperts voire de reprĂ©sentants autoproclamĂ©s de telle ou telle catĂ©gorie. Câest de la sorte quâont de fait Ă©tĂ© choisis au niveau europĂ©en le type des piĂšces et des billets et de nombreuses modalitĂ©s des transitions monĂ©taires. Câest aussi ainsi que doivent ĂȘtre comprises les tensions qui se sont manifestĂ©es au sein de la Commission europĂ©enne entre les exâdirections gĂ©nĂ©rales XXIV et II pour inclure et donner prioritĂ©, ou non, aux problĂ©matiques sociales et pratiques monĂ©taires concrĂštes et donc dĂ©passer les conceptions essentiellement macroĂ©conomiques prĂ©valentes pendant trĂšs longtemps ; la fixation de la date de transition au 1er janvier avec tous les surcoĂ»ts que cela a induit, par rapport Ă ce quâauraient Ă©tĂ© les coĂ»ts pour une transition au 1er novembre ou au 31 mars, apparaĂźt comme le rĂ©sultat de choix fixĂ©s au dĂ©part en oubliant ou en se mĂ©prenant sur les contraintes pratiques de la transition8. La rĂ©duction du temps de double circulation entre les anciens et les nouveaux instruments monĂ©taires initialement prĂ©vue pour six mois sauf en Allemagne, pays partisan dâun bigâbang » monĂ©taire est le rĂ©sultat Ă©galement de pressions de reprĂ©sentants non Ă©lus et dâexperts de la sociĂ©tĂ© civile pour que soient pris en compte ces problĂšmes pratiques. Je veux que ma vieille mĂšre comprenne ce qui se passe » disait Emma Bonino, la commissaire chargĂ©e Ă la Commission de la protection des consommateurs, qui a encouragĂ© de nombreuses initiatives de terrain en ce sens, repris et adaptĂ©s ensuite dans la plupart des pays. La question du statut de la Banque centrale 22Pour ce qui est de la Banque centrale europĂ©enne, elle reflĂšte aussi cette Ă©volution du politique. On doit toutefois remarquer que quand la gestion monĂ©taire se trouvait au niveau national, les politiques monĂ©taires nâĂ©taient jamais en tant que telles approuvĂ©es dans les assemblĂ©es Ă©lues. Et pour ceux qui affirment que la Banque centrale europĂ©enne nâa pas de dimensions politiques et est en dehors des Etats, diraientâils la mĂȘme chose des conseils constitutionnels ou des conseils dâEtat qui, dans la plupart des dĂ©mocraties modernes, sont dĂ©signĂ©s selon des modalitĂ©s et des principes qui ne sont pas fondamentalement diffĂ©rents ? 23La difficultĂ© est que ce processus en cours de redĂ©finition de lâEtat, est non seulement largement inachevĂ© son terme est incertain. Il y a des formes en Ă©volution, en discussion dans des rapports de force Ă lâissue inconnue. Ceci se traduit au jour le jour dans la gestion de la politique monĂ©taire et dans les formes mĂȘmes de la monnaie, comme nous allons le voir. 24Cette complexitĂ© du statut de la monnaie nouvelle par rapport aux autoritĂ©s europĂ©ennes dâune part et aux autoritĂ©s nationales dâautre part se traduit bien Ă©videmment par le fait que ce nâest pas la Banque centrale europĂ©enne qui a imposĂ© aux diffĂ©rents membres de lâUnion les dĂ©tails des conditions pratiques du passage. On observe ainsi quâen Allemagne le mark a cessĂ© dâavoir pouvoir libĂ©ratoire lĂ©gal le 31 dĂ©cembre 2001 Ă minuit, mais quâil a Ă©tĂ© de fait acceptĂ© par les commerçants jusquâen fin fĂ©vrier 2002, que la date lĂ©gale de fin de la double circulation est le 28 janvier aux PaysâBas, le 9 fĂ©vrier en Irlande, le 17 fĂ©vrier en France et le 28 fĂ©vrier dans les huit autres pays de la zone euro. Les instruments monĂ©taires, symboles de lâĂ©tat de lâUnion 25Dâune certaine façon, lâimage des piĂšces et des billets et les symboles quâils comportent expriment cette situation institutionnelle nouvelle complexe. 26La prĂ©sence dâune face nationale et dâune face europĂ©enne sur les piĂšces expriment bien lâambivalence de lâeuro qui nâest pas pleinement une monnaie unique europĂ©enne mais qui est la monnaie nationale de la France, la monnaie nationale de lâItalie, la monnaie nationale de lâAllemagne, etc. ; par sa face identique dans lâensemble de ces pays, elle paraĂźt unique dans les pays de la zone euro, et auâdelĂ au Kosovo, au Vatican, Ă Monaco, SaintâMarin, etc., par exemple ; elle devient commune par les usages autorisĂ©s dans les pays de lâUnion non adhĂ©rents Ă lâeuro ou dans les pays de lâEurope centrale et orientale candidats Ă lâintĂ©gration, voire aussi dans un pays tel que la Suisse oĂč un certain nombre de commerces acceptent les paiements en euro. 27On remarque notamment des symboles faibles dâintĂ©gration si on les compare au In God we trust du dollar amĂ©ricain, aux figures des souverains dans plusieurs pays ou au rappel de la loi sur les billets français ; ce sont des bĂątiments imaginaires nâexistant nulle part et une carte gĂ©ographique sans frontiĂšres prĂ©cises, qui comprend mĂȘme une partie de lâAfrique du Nord et la Turquie. La signature est peu lisible mais lâon dit que les Ă©lĂ©ments sĂ©curitaires ont Ă©tĂ© trĂšs renforcĂ©s par rapport aux anciens et aux autres billets en circulation. Dâune certaine façon dans cette logique les processus sĂ©curitaires lâemportent sur la construction de la confiance alors que les deux mĂ©canismes dâun point de vue socioĂ©conomique doivent ĂȘtre compris comme Ă©tant tout Ă la fois complĂ©mentaires et opposĂ©s. Cette insistance mise sur les formes matĂ©rielles sĂ©curitaires en particulier pour ce qui est des billets est aussi une manifestation de lâapproche Ă©conomiste et utilitaire de la monnaie. 28Toutefois, nâimaginons pas que cette faiblesse des symboles dâintĂ©gration europĂ©enne sur les instruments monĂ©taires est un obstacle insurmontable Ă la manifestation dâidentitĂ© commune. Dans nos enquĂȘtes nous avons relevĂ© les rĂ©actions particuliĂšres face aux images des billets en euro de personnes immigrĂ©es ; elles voyaient dans les cartes sans frontiĂšres, les ponts et les fenĂȘtres le symbole dâune Europe accueillante et ouverte ; certaines personnes ĂągĂ©es ont soulignĂ© le rejet des risques de conflits armĂ©s et un dĂ©sir de paix, Ă la vue dâune carte sans frontiĂšre, etc. Ce ne sont pas les populations les plus ĂągĂ©es ou les plus pauvres qui sont nĂ©cessairement les plus hostiles Ă ce changement monĂ©taire les rĂ©sultats sont en cela diffĂ©rents de ceux des votes pour le traitĂ© dâUnion oĂč lâon voyait que le vote pour le oui Ă©tait fortement dĂ©terminĂ© par le niveau dâĂ©ducation et le vote pour le non par le faible niveau de revenu et de scolarisation. Lâimage des billets en euro qui circulent depuis le premier janvier 2002 est de tout autre nature que celle de symboles nationaux hĂ©ritĂ©s des rĂ©publiques nationalistes et des monarchies absolues et elle peut aussi donner Ă penser, voire Ă rĂȘver. 29Nous ne dĂ©velopperons pas plus longuement lâanalyse de la face politique de lâeuro pour en venir aux dimensions pratiques de la transition Ă lâeuro dans les rapports quâune monnaie mobilise dans les relations Ă soi et aux autres. 2. Une interprĂ©tation de quelques problĂšmes pratiques de la transition 30Les problĂšmes pratiques de lâintroduction de la monnaie nouvelle peuvent ĂȘtre traitĂ©s sur un mode anecdotique ; chacun a son rĂ©cit des rĂ©flexions recueillies ici, de difficultĂ©s rencontrĂ©es personnellement ou dans son entourage, dâerreurs dâapprĂ©ciation commises, de petits gains ou pertes, etc. Un risque potentiel important rĂ©sidait notamment dans une incomprĂ©hension de la rĂšgle des arrondis au centime dâeuro infĂ©rieur jusquâĂ cinq milliĂšmes dâeuro, ou supĂ©rieur auâdelĂ , ce qui produit nĂ©cessairement des effets pouvant apparaĂźtre surprenants, tel que le timbre Ă 3 francs soit 0,46 centimes dâeuro, somme Ă©quivalente Ă 3 francs et deux centimes de francs ; le produit Ă 10 francs qui aprĂšs une double conversion franc/euro et euro/franc se trouve Ă 9 francs 97, etc. Pour Ă©viter tout conflit potentiel avec leurs clients, certains magasins ont fixĂ© tous leurs prix Ă des niveaux qui ne crĂ©ent pas dâĂ©cart lors des doubles conversions. En fait, la transition sâĂ©tant opĂ©rĂ©e trĂšs rapidement et la volontĂ© des consommateurs dâabandonner le paiement en ancienne monnaie nationale beaucoup plus immĂ©diate quâelle nâavait Ă©tĂ© anticipĂ©e par les pouvoirs publics, ce problĂšme nâa pratiquement pas Ă©mergĂ© et de nombreux commerces de dĂ©tail affichent des arrondis qui ne respectent pas le taux de conversion sans que cette question pose problĂšme. 9 Sur ce thĂšme on lira avec intĂ©rĂȘt Cuillerai 2001. 10 Le phĂ©nomĂšne a Ă©tĂ© accentuĂ© par la dĂ©pense des bas de laine » ou du matelas » visible avec la m ... 31Par contre, les files dâattente sur les lieux de rĂšglement, sans atteindre celles observĂ©e aux postes de pĂ©age de lâautoroute de Rome le 1er janvier 2002 â neuf kilomĂštres â, ont souvent Ă©tĂ© un des Ă©lĂ©ments les plus spectaculaires du commerce des biens et services. Les chemins de fer nĂ©erlandais avaient estimĂ© que le temps moyen dâune opĂ©ration dâachat au guichet pouvait quadrupler il devait passer de 30 secondes pour un paiement en euro rendus en euro, Ă 60 secondes pour un paiement en florins rendus en euro et Ă 2 minutes pour un paiement mixte euro/florin rendu en euro. Toutefois, il nâa pas Ă©tĂ© notĂ© de rĂ©bellions particuliĂšres des populations, dâhostilitĂ© forte contre le changement luiâmĂȘme en cours, en dĂ©pit des espoirs exprimĂ©s par certains courants politiques conservateurs, voire de leurs mots dâordre de boycott. Le temps dâattente prolongĂ© â trĂšs variable selon les lieux et les types de commerce et attĂ©nuĂ© par lâanticipation qui en avait Ă©tĂ© faite par les commerçants â est apparu comme Ă©tant normal Ă la plupart de ceux qui lâont subi. Lâintroduction de ces piĂšces et billets en euro semblait Ă certains un jeu, excitĂ©s par la nouveautĂ©, pour dâautres quelque chose quâil fallait subir, autrement dit une sucrerie pour les uns, une mĂ©dication amĂšre pour les autres. PeutâĂȘtre y avaitâil pour beaucoup non seulement le sentiment juvĂ©nile de rejouer au Monopoly ou Ă la Bonne paie, mais surtout lâimpression dâune sorte de voyage dans le temps, dâune opĂ©ration qui nous liait collectivement et intimement Ă des gĂ©nĂ©rations futures, transport et legs dont les difficultĂ©s pratiques prĂ©sentes Ă©taient le prix Ă payer. La monnaie Ă©tait bien totalitĂ© sociale qui lie les communautĂ©s auâdelĂ de la vie et de la mort9. Adieu Ă©mouvant Ă un temps des citĂ©s et des terroirs pour rejoindre un moderne nomadisme. Câest prĂ©cisĂ©ment en partie parce que le passage sâeffectuait de façon beaucoup plus rapide quâil avait Ă©tĂ© anticipĂ© que se rĂ©vĂ©laient des insuffisances dâapprovisionnement et des difficultĂ©s dans le stockage des anciennes monnaies10. 32Lâobservation des pratiques de paiement est un premier mode dâapprĂ©hension du changement. Certains regardent anxieusement et attentivement la monnaie rendue et comptent et recomptent les espĂšces nouvelles. Dâautres ont au contraire une confiance aveugle dans le commerçant â ou font semblant â et dĂ©versent un tas de piĂšces nouvelles en lui demandant de faire le tri pour atteindre la somme demandĂ©e. Une solidaritĂ© sâest mĂȘme manifestĂ©e entre consommateurs pour aider les plus en difficultĂ©. Lâexhibition des billets, pour des montants Ă©levĂ©s, est frĂ©quente comme elle lâest dans les zones de duty free des aĂ©roports oĂč lâon peut voir des voyageurs dĂ©ambuler tenant une liasse de billets, ce qui paraĂźtrait inconvenant dans tout autre lieu public. Cette attitude â hormis la tradition dâune exposition de la richesse comme chez les maquignons par exemple â est celle Ă lâĂ©gard dâune monnaie qui nâa pas encore trouvĂ© sa valeur, autrement dit que lâon nâestime pas. 33En effet, outre les difficultĂ©s de reconnaissance des nouveaux instruments de paiement, auâdelĂ de cette difficultĂ©, pour ce qui est du compte luiâmĂȘme et de lâĂ©chelle des valeurs, un changement dâunitĂ© monĂ©taire produit deux effets essentiels qui touchent chacun dâentre nous un effet-revenu, un effet-prix. 34Un effet-revenu se manifeste aussi par exemple dans le cas français division proche de 6,5 ou allemand division par 2 car lâeuro ayant une valeur supĂ©rieure Ă lâancienne unitĂ© nationale, la division nominale des valeurs et des revenus qui sâensuit, engendre une impression dâappauvrissement. Mon RMI ça va ĂȘtre cacahuĂšte » disent certains. 35On doit rappeler que lorsque dans certains pays, par exemple en France, les retraites jusqueâlĂ trimestrielles ont Ă©tĂ© mensualisĂ©es, de nombreuses personnes ont eu lâimpression dâune perte de revenu et plus gĂ©nĂ©ralement de richesse. Ces rĂ©actions, qui se sont traduites par quelques suicides en Italie par exemple, peuvent paraĂźtre absurdes Ă un public Ă©duquĂ©, mais ne doivent pas ĂȘtre nĂ©gligĂ©es dans la mesure oĂč les personnes en difficultĂ©s psychopathologiques peuvent trouver dans lâeuro des boucs Ă©missaires Ă leurs angoisses existentielles. 36Un effetâprix se produit mĂ©caniquement Ă la hausse dans un pays comme lâIrlande dans la mesure oĂč la livre irlandaise reprĂ©sente une valeur supĂ©rieure Ă lâeuro, et donc laisse penser quâil y a accroissement des prix. Dans les autres pays dont lâancienne monnaie nationale vaut une fraction de lâeuro, lâeffetâprix joue Ă la baisse, plus intensivement en Belgique ou en France quâen Allemagne, mais beaucoup moins dans ces pays quâen Italie, en GrĂšce, Espagne ou Portugal qui ont redĂ©couvert les centimes. Un autre effet prix peut aussi se dĂ©velopper dans tous les pays selon la façon dont est comprise la rĂšgle des arrondis et dont sont fixĂ©s les nouveaux prix psychologiques par les chaĂźnes de distribution. Ajoutons Ă cela que certaines personnes affirment Ă propos de promotions commerciales que 10% en euro, ça fait plus que 10% en francs ». 37Ces effetsâprix et revenus jouent donc en pratique diffĂ©remment dans les pays de lâEurope du Sud qui dĂ©couvrent les centimes de lâunitĂ© monĂ©taire, dans un pays comme lâIrlande oĂč lâeuro reprĂ©sente une fraction de lâancienne livre, avec des situations intermĂ©diaires, nous lâavons vu, pour le franc belge, le franc français ou le mark par exemple. Cette difficultĂ© est accentuĂ©e dans les pays oĂč la valeur de lâeuro en ancienne monnaie nationale est une fraction complexe ; le taux de conversion du mark en euro qui est un rapport proche de un Ă deux ou au Portugal rapport de un Ă 200 sont beaucoup plus simples que le taux de conversion approximatif de un Ă 6,5 en France ou de un Ă 166 en Espagne par exemple. 38Or, les usagers et consommateurs sont plus conscients des pertes souvent surestimĂ©es que des gains souvent sousâestimĂ©s. Ainsi gĂ©nĂ©ralement, les inconvĂ©nients rĂ©els voire imaginaires du passage Ă lâeuro sont surĂ©valuĂ©s par rapport aux avantages, ce que lâon observe par exemple Ă propos de lâimpression de fortes hausses de prix qui prĂ©vaut chez les consommateurs, Ă partir dâexemples particuliers, alors que les observatoires statistiques ne relĂšvent pas de hausses gĂ©nĂ©ralisĂ©es des prix. On se trouve ici dans le mĂ©canisme bien connu de la propagation des rumeurs. 11 Lors des opĂ©rations de formation Tous prĂȘts pour lâeuro », de nombreux bĂ©nĂ©voles et travailleurs ... 39Les enquĂȘtes qualitatives que nous avons menĂ©es en France sur la prĂ©paration du passage Ă lâeuro nâont pas rĂ©vĂ©lĂ© de diffĂ©rence marquĂ©e, pour ce qui est de lâacceptation dâun changement monĂ©taire de ce type, entre riches » et pauvres », entre les travailleurs sociaux par exemple et leurs publics de bĂ©nĂ©ficiaires de minima sociaux11. Ce changement est en effet diffĂ©rent dâopĂ©rations de dollarisation des Ă©conomies, oĂč les intĂ©rĂȘts divergents liĂ©s aux fonctions de rĂ©serve et aux capacitĂ©s et modes dâĂ©pargne des divers groupes sociaux, peuvent apparaĂźtre considĂ©rables. La diffĂ©rence est fondĂ©e essentiellement sur les psychopathologies individuelles dans la gestion de lâavenir, de la mĂȘme façon quâil existe des voyageurs qui rĂšglent leur montre en montant dans un avion sur le fuseau horaire du pays de destination, et quâil y a ceux qui se rĂ©fĂšrent sans cesse Ă lâheure du pays dâoĂč ils viennent et qui refusent dans leur tĂȘte et dans leur corps le changement dâhoraire. Les diffĂ©rences dâadaptation sâapparentent aussi aux capacitĂ©s linguistiques plus ou moins Ă©levĂ©es de ceux qui pensent rapidement dans une langue Ă©trangĂšre et ceux qui doivent traduire mot Ă mot pour comprendre et pour sâexprimer. 40On rencontre certaines personnes en forte prĂ©caritĂ© affichant un optimisme fort face Ă leurs capacitĂ©s personnelles dâadaptation au changement. Ainsi, un jeune dâun foyer dâaccueil dâurgence Ă Bordeaux, interrogĂ© le surlendemain dâune formation euro donnĂ©e dans son centre dâhĂ©bergement, formation quâil avait suivie avec intĂ©rĂȘt, expliquait que ce ne serait pas difficile pour lui car il est bon en calcul » et que pour passer des francs Ă lâeuro il suffisait de multiplier la somme par la moitiĂ© de la somme et de diviser par cent »⊠On retrouve donc auâdelĂ mĂȘme de la fracture sociale » lâopposition entre des optimistes et des pessimistes ! ceux qui sont rĂ©ticents au changement et ceux qui croient aisĂ©ment pouvoir y faire face et lâanticiper. 41Si lâon se rĂ©fĂšre aux dimensions de la monnaie que nous avons Ă©voquĂ©es au dĂ©but de cet article, ces questions relatives Ă la gestion de la nouveautĂ© interpellent directement le rapport Ă soi estâce que je vais pouvoir faire face au changement ? et le rapport aux autres estâce que les autres ne vont pas me rouler ?. 42Changer de mode de paiement totalement et le plus rapidement possible a Ă©tĂ© un premier moyen dâessayer de sâadapter. 12 Alors que la marge dâerreur est habituellement de 0,01% pour une marge bĂ©nĂ©ficiaire de 1% Le Monde... 13 Le Monde, 27 mars 2001 20. 43AuâdelĂ de la satisfaction immĂ©diate des pouvoirs publics, pour mesurer les difficultĂ©s prĂ©visibles de cette transition il convient de rappeler quâau RoyaumeâUni, en 1971, en dĂ©pit dâune information particuliĂšrement intense, un sondage a montrĂ© que, un mois et demi aprĂšs la dĂ©cimalisation de la livre sterling, 45% des personnes interrogĂ©es donnaient une rĂ©ponse fausse ou nâĂ©taient pas en mesure de rĂ©pondre Ă une question simple de conversion de lâancien systĂšme divisant la livre en vingt shillings et le shilling en douze pence au nouveau systĂšme divisant la livre en cent pence. De mĂȘme, lors de tests de manipulation effectuĂ©s auprĂšs du personnel des agences bancaires et des commerçants avec des billets euro factices, Ă lâautomne 2001, il est apparu un taux dâerreur Ă©levĂ© entre 3 et 5% du chiffre dâaffaires quotidien des entreprises12. Aux PaysâBas, une enquĂȘte dans les commerces de dĂ©tail, rĂ©alisĂ©e moins dâun an avant lâintroduction des piĂšces et des billets en euro sur le double affichage florin/euro, avait rĂ©vĂ©lĂ© 15% dâerreurs dans les taux de conversion ; les boulangers, Ă©piciers, bouchers, cafĂ©sârestaurants et coiffeurs Ă©taient ceux qui commettaient le plus souvent des erreurs13. 14 Ces personnes savent par habitude quel billet il faut donner pour rĂ©gler une dĂ©pense de quaranteâde ... 44Une Ă©tude, rĂ©alisĂ©e en France en juin 1997 par lâUnion fĂ©minine, civique et sociale, montrait que seulement 12,5% des enquĂȘtĂ©es sont arrivĂ©es Ă convertir sans calculette des francs en euro, 32% y sont parvenues sans difficultĂ© avec une calculette alors que 19% ont refusĂ© dâessayer et que 34,5% ne sont pas arrivĂ©es Ă poser la division dans le bon sens ; si lâon ajoute quâenviron la moitiĂ© des enquĂȘtĂ©es ne sâĂ©taient jamais servi dâune calculette et que 10%, mĂȘme aprĂšs une dĂ©monstration, ne sont toujours pas arrivĂ©es Ă faire la conversion avec calculette, on mesure la difficultĂ©, nâen dĂ©plaise Ă ceux qui sâimaginent quâil suffit dâinitier des techniques simples comme une calculette » pour favoriser le passage des anciennes monnaies nationales Ă la monnaie nouvelle. Les enquĂȘtes de terrain sur la prĂ©paration Ă lâeuro des populations en situation de prĂ©caritĂ© Ă©conomique ou dâexclusion sociale ont montrĂ© que des personnes nâayant pas de difficultĂ©s fortes pour faire leurs courses en francs ont beaucoup de difficultĂ©s Ă passer Ă lâeuro sans commettre dâerreur14. 45Si dans sa vie quotidienne chacun est Ă la merci dâune erreur dans le rendu de monnaie ou dans lâapprĂ©ciation du prix dâun bien ou dâun service dans la nouvelle monnaie, les consĂ©quences dâune Ă©ventuelle erreur ne sont pas les mĂȘmes pour ceux que lâon peut qualifier de riches ou de pauvres. Ceci peut expliquer une inquiĂ©tude plus forte pour les populations en situation de prĂ©caritĂ© Ă©conomique forte ou de handicap, inquiĂ©tude qui ne doit pas ĂȘtre confondue avec une hostilitĂ© face Ă lâeuro luiâmĂȘme. Ceci explique la mise en place dâun programme Tous prĂȘts pour lâeuro », soutenu par le ministĂšre de lâEconomie, des Finances et de lâIndustrie et la Caisse des dĂ©pĂŽts et consignations, dĂ©clinaison nationale des programmes Euro facile » Ă destination des populations Ă faible revenu, connaissant gĂ©nĂ©ralement une forte angoisse pour joindre les deux bouts » afin, Ă travers la formation de mĂ©diateurs travailleurs sociaux et bĂ©nĂ©voles dâassociation, de les informer sur ce passage Ă lâeuro et de faire baisser leur forte inquiĂ©tude et leur peur de ne pas sây retrouver dans ce nouvel espace de prix, et en consĂ©quence de se faire avoir ». 46La gestion des budgets familiaux permet dâobserver une certaine planification des dĂ©penses, dont certaines sont permanentes comme le paiement des loyers, des factures dâeau et dâĂ©lectricitĂ©, de la nourriture notamment, alors que certaines dĂ©penses occasionnelles permettent de faire une bonne affaire ». Une norme essentielle en matiĂšre monĂ©taire est pour le consommateur lâĂ©chelle de grandeur de ses dĂ©penses et donc de cellesâci en proportion de ses revenus. Câest ainsi que sâĂ©tablit lâĂ©quilibre souvent prĂ©caire entre dĂ©penses et recettes. On peut ici rappeler le fait que les diffĂ©rentes catĂ©gories de consommateurs se font une idĂ©e de la hiĂ©rarchie des prix, une image de ce qui est cher et de ce qui lâest relativement moins, en mĂ©morisant une gamme de prix de biens et de services tout Ă la fois limitĂ©e â le prix de vingt Ă cinquante biens ou services sans doute â et diffĂ©rente quant aux prix retenus comme rĂ©fĂ©rents selon les modes de vie des divers milieux sociaux et culturels, les sexes et les tranches dâĂąge. Ce qui est vrai des consommateurs lâest aussi bien Ă©videmment des commerçants et des publicitaires qui ont dĂ» redĂ©finir pour chaque prix les seuils psychologiques de prix en euro de chaque type de produits et services. De la mĂȘme façon les travailleurs sociaux qui contrĂŽlent les budgets des personnes en situation de forte prĂ©caritĂ© doivent rĂ©apprendre les niveaux normaux de dĂ©pense exprimĂ©s en euro pour rĂ©agir rapidement face aux dĂ©penses des mĂ©nages quâils contrĂŽlent. 47Rappelons ici aussi que la connaissance plus Ă©tendue et plus forte par les femmes des prix des biens de consommation courante, qui sâexplique par leurs pratiques plus frĂ©quentes des courses, Ă©claire une facette de leur opposition plus forte ou leur moindre adhĂ©sion politique Ă lâeuro le changement monĂ©taire entraĂźne une perte considĂ©rable de leur savoirâfaire dans la gestion quotidienne des budgets familiaux. Payer en euro et compter en franc 48Lors des opĂ©rations de test, il est surprenant de voir des personnes qui savent donner le bon billet pour un certain niveau de dĂ©penses en franc se rĂ©vĂ©ler incapables de le faire, mĂȘme quand on leur indique la valeur des billets en euro 10 euro, 20 euro, etc.. Ils ont de la difficultĂ© Ă rĂ©duire deux piĂšces de cinquante centimes dâeuro Ă un euro. En fait, il apparaĂźt que ces personnes ne comptent pas 120 francs = 100 plus 20 mais agissent par habitude et routine construite de longue date elles savent par expĂ©rience quâil faut donner un billet de 200 francs pour rĂ©gler une dĂ©pense de 120 francs et quâun billet de 100 francs suffit pour rĂ©gler 80 francs. Ils pensent donc quâune solution sera de donner un gros billet », avec le risque de se faire avoir » si le rendu de monnaie est inexact. La prĂ©paration du passage Ă lâeuro sous forme dâusage de piĂšces et de billets est donc beaucoup plus longue et complexe quâune simple reconnaissance des piĂšces et des billets en euro. Il sâagit de crĂ©er des automatismes dans les rĂšglements manuels, dâautant plus importants lorsque lâon sait quâau moins un tiers des bĂ©nĂ©ficiaires de minima sociaux et populations en trĂšs forte prĂ©caritĂ© Ă©conomique et sociale rĂšglent toutes leurs dĂ©penses en liquide. 3. Lâeuro, boĂźte de Pandore 49Les sondages qui ont Ă©tĂ© publiĂ©s en janvier 2002 sur le passage Ă lâeuro rĂ©vĂšlent un taux de satisfaction trĂšs Ă©levĂ© parmi les consommateurs sur les conditions de la transition Ă lâeuro. Compte tenu de lâĂ©conomisme prĂ©valant et de lâapprĂ©hension essentiellement pratique de lâeuro, cela signifie que les populations nâont pas rencontrĂ© de difficultĂ©s majeures. Les vastes campagnes dâinformation, les opĂ©rations de prĂ©paration au changement par des mĂ©diateurs ou relais dâinformation, qui ont Ă©tĂ© menĂ©es en particulier en les ciblant en direction de publics particuliers personnes ĂągĂ©es, en situation de prĂ©caritĂ© Ă©conomique, handicapĂ©s, prisonniers, etc. et surtout lâexpression largement diffusĂ©e dans la presse des craintes face aux difficultĂ©s anticipĂ©es de la transition durant les mois et les semaines qui ont prĂ©cĂ©dĂ© lâintroduction des piĂšces et billets, ont permis de conjurer le sort et de faire accepter les dysfonctionnements inĂ©vitables dans un changement de cette ampleur. Ceuxâci Ă©taient dâautant plus acceptĂ©s quâils Ă©taient anticipĂ©s. 50Cependant, rien nâest dit sur le degrĂ© de connaissance effective des nouvelles Ă©chelles de prix et des nouveaux instruments de paiement ainsi que sur les taux dâerreur dans les rendus de monnaie selon les diffĂ©rents secteurs dâactivitĂ©. Or, ces Ă©lĂ©ments seraient des indicateurs plus effectifs de lâintĂ©gration de lâeuro dans les pratiques quotidiennes que ne le sont les donnĂ©es relatives Ă la vitesse de disparition des moyens de paiement en anciennes monnaies nationales. 51Les sondages sur lâacceptation de lâeuro peuvent en effet ĂȘtre faussĂ©s par la crainte pour les sondĂ©s dâapparaĂźtre incapables de sâadapter au changement et en quelque sorte en retard dâune gĂ©nĂ©ration. Il semble par exemple que bien peu de consommateurs vĂ©rifient le rendu de monnaie. La rapiditĂ© de la disparition des paiements avec les anciens billets et piĂšces peut ĂȘtre comprise comme un souci des consommateurs dâapprendre les nouveaux instruments et les nouvelles unitĂ©s de compte. La trĂšs grande majoritĂ© de la population ne reconnaĂźt les prix quâexprimĂ©s en ancienne unitĂ© monĂ©taire et surestime sans doute largement sa capacitĂ© Ă vivre Ă brefs dĂ©lais dans la nouvelle Ă©chelle de prix. La diminution que lâon dit importante des revenus dans les professions Ă pourboire traduit lâignorance forte que les consommateurs ont de la valeur de lâeuro. Lâimmense effort citoyen dâadaptation, accompli par chacun, tait en partie pour un temps les interrogations sur les raisons et les bĂ©nĂ©ficiaires de ce changement. AuâdelĂ des problĂšmes pratiques et quotidiens, dâautres questions Ă©mergent toutefois, qui interrogent dâune façon ou dâune autre le pacte social du vivre ensemble. 52Ainsi, une croyance largement partagĂ©e sâest Ă©tablie que le passage Ă lâeuro Ă©tait pour certaines catĂ©gories de commerçants lâoccasion dâune valse des Ă©tiquettes ». La publication dâindices mensuels de variations des prix nâa pas suffi pour faire disparaĂźtre la croyance Ă la manipulation des prix. Les pratiques de certaines professions ont alimentĂ© la rumeur. 53AuâdelĂ de cette crainte assez forte dâune hausse des prix, nĂ©e de la gĂ©nĂ©ralisation de cas particuliers, lâinterrogation porte en fait sur les gains et les pertes de chacun dans une opĂ©ration de ce type. Penser que les prix augmentent plus fortement que son propre revenu, câest penser que le partage du gĂąteau » est dĂ©favorable Ă la catĂ©gorie sociale Ă laquelle on appartient. Ainsi le passage Ă lâeuro ravive subrepticement les tensions entre groupes sociaux. 54La presse fait Ă©tat par exemple en Allemagne dâune forte revendication des syndicats de la mĂ©tallurgie pour un accroissement consĂ©quent des rĂ©munĂ©rations des salariĂ©s lors du renouvellement de la convention avec le patronat au premier semestre 2002. En France, lâexemple le plus frappant est celui du secteur de la santĂ©. De nombreuses fractions de la sociĂ©tĂ© française ont des causes de mĂ©contentement qui peuvent paraĂźtre lĂ©gitimes la justice, la gendarmerie, lâĂ©ducation nationale tout comme la santĂ©, pour ne prendre que des secteurs qui touchent au plus prĂšs Ă lâEtat. Toutefois, le fait que des mouvements de grĂšve aussi forts parmi les infirmiĂšres, les mĂ©decins, dentistes, etc. soient apparus dans le temps mĂȘme de lâintroduction des piĂšces et billets en euro ne nous paraĂźt pas une simple coĂŻncidence. MĂȘme si cette cause nâest pas unique et si ces grĂšves sont la convergence et la rĂ©sultante de nombreux facteurs y compris politiques, le changement monĂ©taire y a jouĂ© un rĂŽle. Remarquons tout dâabord que la santĂ© en tant quâĂ©lĂ©ment du dispositif de protection sociale est soumise Ă lâinterrogation montante sur la pĂ©rennitĂ© des mĂ©canismes actuels de couverture sociale dans le cadre de la mise en concurrence supposĂ©e des avantages sociaux par la construction europĂ©enne. Dâautre part, par ses modes de financement, Ă la fois public et privĂ©, et du fait des formes complexes de tiers payant, une grande partie des professions de la santĂ© implique un paiement direct de la part des clientsâusagers, pour une fraction au moins des services quâils reçoivent. 55La santĂ© qui apparaĂźt donc comme un secteur plus exposĂ© Ă des revendications sociales dans la pĂ©riode est donc en France le premier qui a en quelque sorte craquĂ©. Mais il existe un risque fort dâune propagation rampante ou gĂ©nĂ©ralisĂ©e de la fracture » entre groupes sociaux, chaque profession revendiquant une part plus large de la richesse collective. Ces demandes dâun nombre dâeuro supplĂ©mentaires Ă recevoir par acte, heure ou mois, ou sous forme de primes nâapparaissent pas comme une nĂ©cessitĂ© de survie des travailleurs mais comme la contrepartie lĂ©gitime de ce que chaque groupe prĂ©tend reprĂ©senter dans la sociĂ©tĂ©. Or ces luttes qui sâexpriment sous forme de revendications de revenu et donc monĂ©taires, plus que sous forme de modifications des conditions de travail et de lâorganisation de celuiâci â qui pourraient constituer une rĂ©ponse plus adaptĂ©e Ă la demande cachĂ©e derriĂšre un nombre dâeuro â sont exacerbĂ©es par le fait que la disparition des anciennes monnaies nationales rend trĂšs difficile un raisonnement Ă travers une monnaie que lâon estime. 56Un autre risque, dans lâhypothĂšse notamment oĂč les pouvoirs publics cesseraient trop rapidement dâaccompagner le passage Ă lâeuro sous prĂ©texte que celuiâci nâa pas en apparence posĂ© de difficultĂ©s majeures, est celui de la part des populations europĂ©ennes dâun refus dâaller plus loin dans la construction europĂ©enne. Les grĂšves et mouvements sociaux que nous avons Ă©voquĂ©s sont aussi un test du niveau de dĂ©cision actuelle national ou europĂ©en ?. Autrement dit il est possible que les populations ayant pour une proportion significative lâimpression Ă terme que lâeuro leur a apportĂ© des inconvĂ©nients â en particulier parce que le passage aux nouvelles Ă©chelles de valeur et de prix sera nĂ©cessairement un processus plus long quâelles nâimaginaient â et que les miracles annoncĂ©s dâordre macroĂ©conomique ou liĂ©s Ă une mobilitĂ© qui pour le plus grand nombre ne les concerne pas se sont Ă©vanouis dans une conjoncture Ă©conomique morose, sâopposent sous des formes diverses, notamment lors de leurs votes, aux changements institutionnels nĂ©cessaires, en particulier du fait de lâĂ©largissement de lâUnion. Nul ne peut donc prĂ©dire si lâeuro sera seulement le symbole dâune unification partielle essentiellement mercantile ou sâil est instrument potentiel dâune unitĂ© encore en cours de construction. La question nâest bien Ă©videmment pas seulement celle de plus dâintĂ©gration mais sous quelles formes, avec quelle intensitĂ© et dans quels domaines politique Ă©trangĂšre, fiscalitĂ©, conditions de travail et de protection sociale, uniformisation des formations scolaires, etc.. La rĂ©ponse ne peut donc quâĂȘtre politique et il serait extrĂȘmement dangereux de laisser croire que le passage Ă lâeuro est irrĂ©versible. 57Lâeuro est donc une boite de Pandore. Toutefois, lorsque sâĂ©taient Ă©chappĂ©s les maux et les biens de la boite de Pandore, il ne restait plus au fond que... lâespĂ©rance. Euro et mobilitĂ© des populations 58Un argument souvent avancĂ© en faveur de lâintroduction de lâeuro est dâaffirmer que les prix baisseront pour le consommateur », parce que les commerces des diffĂ©rents pays seront plus en concurrence. Lâargument se situe Ă une Ă©chelle macroĂ©conomique et, pour le quotidien vĂ©cu Ă microâĂ©chelle ne vaut que pour les zones frontaliĂšres et pour les consommateurs ayant la possibilitĂ© matĂ©rielle de comparer les prix et de se dĂ©placer ; par exemple ceux des vallĂ©es de la Moselle et du Rhin, de la Catalogne espagnole et française, des deux versants du pays basque ou de la rĂ©gion de GĂšnes et de Nice. 59On peut remarquer que si 9% des habitants de lâEurope des Quinze vivent Ă moins de 30 kilomĂštres dâun autre pays de lâUnion, ce pourcentage de populations habitant dans une zone situĂ©e prĂšs dâune frontiĂšre intraâcommunautaire est trĂšs diffĂ©rent selon les pays 100% au Luxembourg, 39% au PaysâBas ou 26% en Belgique, 11% en France et en Allemagne mais 4% seulement en Espagne et 1% en Italie ou au RoyaumeâUni. Lâargument de la concurrence par les prix Ă lâĂ©tranger peut sans doute difficilement convaincre les habitants de la Bretagne, de la Charente, de la Sicile, de lâAndalousie ou de lâEcosse, autrement dit de rĂ©gions excentrĂ©es et Ă©loignĂ©es des frontiĂšres dâun autre pays de lâUnion europĂ©enne. Sur les quelque cent millions dâopĂ©rations de rĂšglement par chĂšque ou par carte effectuĂ©es chaque jour dans la zone euro, seulement quelques centaines de milliers impliquent des opĂ©rations transfrontaliĂšres. 60MĂȘme, dans les zones frontaliĂšres il apparaĂźt que lâargument ne touche pas toute la population. Un des Ă©lĂ©ments les plus Ă©tonnants des enquĂȘtes que nous avons menĂ©es durant le second semestre 2001 auprĂšs des publics en difficultĂ© dans le Nord est que les populations en situation de prĂ©caritĂ© Ă©conomique qui rĂ©sident Ă quelques kilomĂštres de la frontiĂšre, par exemple dans lâagglomĂ©ration lilloise, nâutilisent quasiment jamais les francs belges, ne font jamais leurs courses en Belgique donc ne comparent jamais les prix et nâont pas lâhabitude de lâusage dâune monnaie autre que le franc français. Comment comprendre et interprĂ©ter cette habitude quasi exclusive de lâusage du franc français Ă quelques kilomĂštres dâune frontiĂšre ? 61Les populations en situation de forte prĂ©caritĂ© Ă©conomique et sociale Ă©voquent le coĂ»t et la difficultĂ© des transports une des raisons pour lesquelles les Français sâapprovisionnent en Belgique est par exemple le coĂ»t infĂ©rieur des carburants, argument qui ne peut pas jouer comme motif de dĂ©placement pour ceux qui nâont pas un vĂ©hicule Ă leur disposition, les habitudes quâils ont de faire leurs achats dans un commerce quâils estiment moins chers que les autres. Ils font confiance Ă un commerçant et, dans un petit supermarchĂ©, ont des rapports privilĂ©giĂ©s avec un/e caissier/Ăšre. Les directeurs de ces Ă©tablissements opĂšrent dâailleurs rĂ©guliĂšrement des vĂ©rifications des tickets de caisse pour constater que la caissiĂšre ne fait pas de cadeaux Ă certains clients. Il arrive que ces personnes, lorsquâelles dĂ©mĂ©nagent, retournent, quand câest possible, dans leur commerce prĂ©fĂ©rĂ© ». Câest en particulier le cas des personnes ayant des difficultĂ©s pour compter elles achĂštent toujours les mĂȘmes produits et savent ainsi quel type de billets ou de piĂšces elles doivent remettre et sur lesquels de la monnaie leur sera rendue. Conclusion 62Au cours des enquĂȘtes que nous avons menĂ©es durant le second semestre 2001 sur la prĂ©paration en France au passage Ă lâeuro, nous avons demandĂ© Ă de nombreuses personnes sâil leur Ă©tait arrivĂ© de rĂȘver Ă lâeuro. Cathy, assistante sociale dans un centre mĂ©dicoâsocial dĂ©partemental de lâHĂ©rault, qui, par ailleurs ne manifestait ni crainte ni attente particuliĂšre par rapport Ă la monnaie nouvelle, a acceptĂ© de rĂ©vĂ©ler ce rĂȘve. Jâavais suivi une formation euro en juin, nous aâtâelle dit. Mon rĂȘve. CâĂ©tait juste au retour de mes vacances fin juillet au moment de la reprise de mon travail. Je payais en francs Ă la caisse. Je voyais une caisse enregistreuse, une vieille machine, avec de grosses touches. Et quand le commerçant qui Ă©tait derriĂšre mâa rendu la monnaie en euro, je me suis dit ah! ils sây sont enfin mis. 63Cathy pouvait ainsi avant lâheure rassurer ceux qui angoissaient Ă lâidĂ©e de ce passage. Toutefois, la transition nâest pas aussi simple que le geste symbolique de ce passage dâun paiement effectuĂ© en francs Ă un rendu de monnaie en euro. La satisfaction rapidement exprimĂ©e par les autoritĂ©s publiques quant au basculement des anciennes monnaies nationales Ă lâeuro ne doit pas masquer la capacitĂ© quâauront cellesâci de perdurer sous forme dâunitĂ©s de compte. LâĂ©vĂ©nement quâa constituĂ© lâintroduction de lâeuro est aussi Ă vaste Ă©chelle la manifestation de la distinction essentielle dâun point de vue thĂ©orique entre unitĂ© de compte et moyen de paiement il est tout Ă fait possible de continuer Ă compter en franc par exemple pour apprĂ©cier certaines dĂ©penses tout en payant en euro. 64Bien Ă©videmment on peut penser que trĂšs rapidement les consommateurs connaĂźtront en euro le prix de certains achats courants pain, cafĂ©, lait, certains lĂ©gumes, tickets de transport, litre dâessence, journal, etc., chacun ayant une rĂ©fĂ©rence plus ou moins large et diversifiĂ©e, selon son mode de vie et de consommation. Câest sur cette base mĂȘme que la gĂ©nĂ©ration qui entre en cours prĂ©paratoire va apprendre Ă estimer lâensemble de lâĂ©chelle des prix dans la seule unitĂ© euro et perdra, si ce nâest pour dialoguer avec certains de ses aĂźnĂ©s, le sens des prix exprimĂ©s dans les anciennes monnaies nationales. Toutefois, lâabsence de limite lĂ©gale au double affichage peut permettre le maintien comme unitĂ© de compte de lâancienne monnaie pendant une pĂ©riode assez longue, par exemple pour le prix des automobiles, des vĂȘtements, de lâimmobilier, etc. Il est significatif quâen France selon les milieux sociaux et les tranches dâĂąge lâusage des anciens francs » se fasse Ă partir de niveaux diffĂ©rents pour les uns Ă partir de mille francs/cent mille francs, pour dâautres le prix dâune voiture et pour certains le prix dâun appartement ; gĂ©nĂ©ralement seules les tranches dâĂąge nĂ©es aprĂšs 1956, ou les personnes arrivĂ©es en France depuis la fin des annĂ©es cinquante ainsi que celles gĂ©rant des budgets trĂšs Ă©levĂ©s dans un cadre professionnel pensent toutes les valeurs en francs actuels la plupart des personnes perdent auâdelĂ dâun certain seuil lâĂ©chelle de grandeur dâun prix ; plusieurs millions ou plusieurs milliards, ça ne parle plus ». On observe de plus une diffĂ©rence entre des usages privĂ©s de lâancien franc dans les relations familiales notamment et dans les dialectes locaux qui conservent aussi des mesures dâAncien RĂ©gime telles que les journaux pour la terre, les barriques pour le vin, etc.. Un certain nombre de personnes ĂągĂ©es justifient le recours aux anciens francs » comme unitĂ©s de compte par le fait quâainsi elles ont lâimpression dâĂȘtre plus riches un million, disentâelles, câest quelque chose ; dix mille francs, câest rien du tout » ; alors que pour des jeunes de banlieues les anciens francs, ça gonfle les poches ». De ce point de vue, lâeuro⊠ça les dĂ©gonfle ». Dans un univers monĂ©taire en euro, lâusage dâun compte en francs donnera aussi par rapport Ă lâeuro une impression de richesse, sur laquelle il sera possible de jouer, en raisonnant sur lâĂ©quivalence 150 euro Ă©galent 1 000 francs ou sur la base de la piĂšce de 20 centimes dâeuro qui prĂ©sente des caractĂ©ristiques physiques trĂšs diffĂ©rentes de celles de toutes les autres piĂšces ramenĂ©e Ă la valeur de celle dâun franc. 65Cette mĂ©moire de la conservation des anciens francs risque dâĂȘtre trompeuse. La conversion du franc français en nouveau franc 1960 est la rĂ©fĂ©rence principale en France, pays oĂč prĂšs de quarante ans plus tard un grand nombre de personnes Ă©valuent encore en anciens francs », notamment les sommes dĂ©passant le million de centimes. Or, un rapport de un Ă cent cas du passage des anciens aux nouveaux francs est beaucoup plus facilement rĂ©alisable quâune multiplication approximative par 6,5 par exemple, ou une Ă©quivalence du type 15 euro = 100, 150 = 1 000, etc., sauf Ă recourir sans cesse Ă une calculette ou une table, Ă la maniĂšre de Voltaire qui disait quâil ne pouvait pas acheter ou vendre en livres, sous et deniers sans le secours de son barĂȘme, ce que peut jouer le rĂŽle du double affichage. Si le double affichage Ă la suite notamment dâune demande forte des consommateurs est maintenu pour une gamme plus ou moins Ă©tendue de biens et services lâimmobilier, les voitures, les vĂȘtements et les chaussures par exemple, les Français retrouveront pour le temps dâune gĂ©nĂ©ration, voire plus, la distinction entre compte en francs et paiement en euro, tout comme jusquâĂ la fin du XVIIIe siĂšcle ils comptaient en livres, sous et deniers et rĂ©glaient leurs dettes avec des piĂšces aux dĂ©nominations et valeurs trĂšs variĂ©es ; lâusage de compte en sous pour de petites dĂ©penses a perdurĂ© jusque dans les annĂ©es 1960 dans certains milieux sociaux. JusquâĂ la Restauration au moins les Français se servaient de tables leur permettant de convertir les francs, nouvelle monnaie depuis la RĂ©volution, dans les anciennes piĂšces dont certaines circulaient encore ; les mesures dâAncien RĂ©gime nâont Ă©tĂ© remplacĂ©es par le nouveau systĂšme dĂ©cimal que sous la Monarchie de Juillet Ă la suite dâinterventions fortes de lâEtat pour faire dĂ©truire les anciens instruments de mesure. De nombreux Anglais ont Ă©valuĂ© certains produits, comme les vĂȘtements, en guinĂ©es jusque dans les annĂ©es soixante alors que ces piĂšces avaient disparu depuis plus dâun siĂšcle et demi. Les anciennes monnaies nationales peuvent donc de façon limitĂ©e avoir dans la mĂ©moire populaire une vie bien plus longue que ne lâont imaginĂ© les autoritĂ©s publiques, sans que cela nâexprime une contestation politique ; ce sera simplement une façon de vivre le blĂ©, le flouze et la thune en toute intimitĂ©.
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